A chaque terrible époque humaine, on a toujours vu un monsieur assis dans un coin

A chaque terrible époque humaine, on a toujours vu un monsieur assis dans un coin, qui soignait son écriture et enfilait des perles.
Toulet ou l’inactuel
Citations de Paul Valéry
Paul Valéry

A chaque terrible époque humaine, on a toujours vu un monsieur assis dans un coin

Valéry confiait : « … j’aurais publié certainement un peu plus, si, vers 97, pressé par la honte ou, si vous voulez, l’angoisse de n’avoir nulle « situation » avouable, je n’avais fait la bêtise d’entrer dans la pesante administration de la guerre. Huysmans m’y poussa. J’eus le malheur de ne pas échouer au concours et j’ai perdu dans ces affreux bureaux du matériel de l’artillerie l’heure de la vie qui compte le plus, celle des essais terminés, et de l’acte. L’ambition m’est presque étrangère, mais perdre des années de gymnastique intérieure, tant d’étude pour le dessin rigoureux de l’homme qu’on veut être, c’est assez dur. Dureté qui s’aggrave de mille quolibets que l’on s’adresse, que l’on jette à son amertume. Ce sang est-il si pur ?

Excédé d’ennui et d’un travail généralement bête mais copieux, j’ai démissionné en 1900, un mois après mon mariage. Un peu plus de liberté dans une autre situation. Quelques années de recherches assez heureuses.

Je me suis prodigieusement usé dans ce combat. Vous sentez quels internes ébranlements…

Maintenant c’est la guerre. Elle durera peut-être assez pour qu’on m’appelle, moi vieille classe. J’ai d’abord souffert de ne rien faire. Le temps était trop tendu pour continuer des exercices de longue haleine ; savez-vous ce que je fais : je radoube, repeins et vernis d’anciens vers. Cela est chinois et ridicule, mais cela est traditionnel : à chaque terrible époque humaine on a toujours vu un monsieur assis dans un coin qui soignait son écriture et enfilait des perles… »

(Paul Valéry Vivant)

Les perles, qu’en 1915, Valéry enfile, ce sont celles du collier de sa Jeune Parque.

Le poète jouant avec les rimes se révèle un acrobate du style un enfileur de perles rares.

« Au bout de quelques mois de réflexions et vers la fin de ma vingt et unième année, je me suis senti détaché de tout désir d’écrire des vers et j’ai délibérément rompu avec cette poésie qui m’avait pourtant donné la sensation de trésors d’une mystérieuse valeur, et avait institué en moi le culte de quelques merveilles assez différentes de celle que l’on enseignait à admirer dans les écoles et dans le monde… J’aimais que ce que j’aimais ne fût pas aimé de ceux qui se plaisent à parler de ce qu’ils aiment. J’aimais de cacher ce que j’aimais. Il m’était bon d’avoir un secret, que je portais en moi comme une certitude et comme un germe. Mais les germes de cette espèce alimentent leur porteur au lieu d’en être alimentés. Quant à la certitude, elle défend son homme contre les opinions de son milieu, les propos qui s’impriment, les croyances communicables.

Mais, en fait, la poésie n’est pas un culte privé : la poésie est littérature. La littérature comporte, quoi qu’on fasse et qu’on le veuille ou non, une sorte de politique, des compétitions, des idoles en nombre, une infernale combinaison du sacerdoce et du négoce, de l’intime et de la publicité ; tout ce qu’il faut enfin pour déconcerter les premières intentions qu’elle fait naître, et qui sont en général bien éloignées de tout ceci, et nobles, et délicates, et profondes. L’atmosphère littéraire est peu favorable à la culture de cet enchantement dont j’ai parlé : elle est vaine, contentieuse, tout agitée d’ambitions des mêmes appâts, et de mouvements qui se disputent la surface de l’esprit public. Cette soif pressante et ces passions ne conviennent à la formation lente des œuvres, pas plus qu’à leur méditation par les personnes désirables, dont l’attention peut seule récompenser un auteur qui n’attache aucun prix à l’admiration toute brute et impertinente. J’ai cru observer quelquefois que l’art est d’autant plus savant et subtil que l’homme est plus naïf dans la société, et plus distrait de ce qui s’y passe et de ce qu’on dit. Ce ne fut, sans doute, qu’en Extrême-Orient et en Orient, et dans quelques cloîtres du Moyen Âge que l’on put véritablement vivre dans les voies de la perfection poétique, sans mélange. »

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